Culture Papier #29 - p08

Parole d’expert / Liniger pour ‘Culture Papier’

« Comprendre la couleur : une affaire de perception ? Jusqu’où les couleurs contribuent-elles à influencer nos perceptions et nos émotions et comment les marques en jouent-elles ? » L’Agence Si participait au rendez-vous sur le Papier organisé par Culture Papier.

Jérôme Liniger, à l’invitation d’Olivier Le Guay et de Patricia de Figueiredo – Culture Papier, a porté, avec trois autres invités, un regard croisé sur la couleur. Yoan Rivière, Rédacteur en chef du magazine Acteurs de la filière graphique uniic a entendu le point de vue de quatre experts hauts en couleur, lors du rendez-vous de Culture Papier (paru dans Culture Papier #29 ) : avec Alain Caradeuc, coprésident d’lmprim’Luxe et consultant stratégique ; Jean-Gabriel Causse, coloriste et écrivainMarianne Guély, artiste-artisan, fondatrice du studio de création Marianne Guély et Jérôme Liniger, co-fondateur du Studio Irrésistible – Agence.Si Paris. Propos recueilli par Yoan Rivière / courtesy Culture Papier

Le premier stéréotype que s’attache à faire tomber Jean-Gabriel Causse, coloriste et écrivain, auteur notamment de L‘étonnant pouvoir des couleurs, et Les crayons de couleur est certainement révélateur : « La couleur est une illusion subjective. A chaque fois qu’on me demande de l’orange, on me cite Hermès comme référence. Mais justement : subjectivement, on aura toujours le sentiment que le orange Hermès est plus beau. » D’où cette question légitime : voit-on la couleur pour ce qu’elle est ou lui applique-t-on déjà des filtres culturels ? De toute évidence, c’est la seconde option qu’illustre Jean-Gabriel Causse, qui n’est pas avare d’exemples amusants – mais ô combien éloquents – pour étayer son analyse.

Couleurs & subjectivité

Nous sommes évidemment tous porteurs d’une vision largement codifiée des couleurs. C’est même ce qu’indiquent certaines expériences, dont celle effectuée par un grand lessivier dans les années 50 qui a entrepris de faire essayer, à un même échantillon d’individus, trois paquets de lessive aux propriétés rigoureusement identiques. Seule variable : leur coloration. « Après utilisation, une très large majorité a estimé que la lessive aux paillettes rouges lavait très fort, que celle aux paillettes jaunes lavait plus légèrement et que celle aux paillettes bleues apportait du frais »
note Jean-Gabriel Causse, pour illustrer à quel point « la couleur conditionne nos perceptions ». Plus étonnant encore, les couleurs peuvent littéralement brouiller nos sens : « Quand on enlève le colorant du Coca Cola lui donnant un aspect translucide. Tous croient que c’est du Sprite ». Pour autant, il faut bien comprendre que les couleurs ne disent rien – ou si peu – par elles-mêmes et que c’est par un jeu de miroir qu’on cerne très exactement la relation que nous entretenons avec elles. Si chacun pourra effectivement percevoir une marque différemment, selon qu’elle choisira de se parer de telles ou telles couleurs, la réciproque peut tout à fait s’appliquer : ce sont parfois les marques, dans ce qu’elles nous évoquent, qui nous inclinent à percevoir une couleur différemment. D’où le caractère changeant et doublement subjectif de ce qui prend aussi la forme de « tendances »… Et c’est peut-être là le signe (assez effrayant, en un sens) qu’une marque est devenue forte : parfois, c’est elle qui redéfinit la façon dont on peut voir une couleur. Et les exemples sont nombreux, au-delà de l’orange d’Hermès…

Une marque est reconnue par sa couleur à 80%

Si Alain Caradeuc, coprésident d’lmprim’Luxe et consultant stratégique rappelle que « la répétition crée la réputation » (il y a en effet le gris de Dior, le noir & blanc de Chanel, le rouge de Cartier ou plus récemment Louboutin, le bleu de Thierry Mugler, etc.). Aucune marque ne prendra le risque de perturber ses codes couleurs de marque sans
une réflexion intensive en amont ». Même si déterminer ce qui fait l’air du temps et y coller – voire l’anticiper – demeure une préoccupation continuelle des marques…

Couleurs & tendances

« Quand on me demande ce qui fait les tendances,je réponds souvent qu’il faut essayer de pousser les couleurs qui sont délaissées, justement parce qu’on ne les voit plus, » suggère Jean-Gabriel Causse. Plus encore, le coloriste reconnaît que l’ère numérique, et le triomphe des écrans et des réseaux sociaux poussent vers des tendances de plus en plus spontanées, voire volatiles et éphémères : « Les choses vont de plus en plus vite et durent de moins en moins longtemps. Il suffit qu’une blogueuse influente s’habille en vert pomme pour créer une tendance qui s’évanouira vite », illustre-t-il. De là à penser que les modes s’enchaînent frénétiquement sur des critères aussi légers, c’est oublier que les « codes » ont parfois le vernis dur [comme le confirme la pérennité de Pantone, qui « objective » les couleurs – voir entretien] et de fait n’appellent pas toujours à être cassés. « Je commence toujours mes journées avec des nuanciers papier. confie Marianne Guély,
artiste-artisan, fondatrice du studio de création éponyme pour son inspiration créative. Je tire mon inspiration de ce réflexe, et même si nous avons de plus en plus de teintes à notre disposition, j’ai toujours cette volonté de respecter les codes. Je ne peux pas ignorer l’omniprésence du rouge dans le secteur du luxe par exemple. »

Codes & couleurs

Un bon réflexe que le sien en l’occurrence, puisque si l’expression « casser les codes » est devenue un irritant lieu commun, s’appliquer à déjouer les règles un peu trop au pied de la lettre peut aussi mener tout droit à des désastres marketing. « Notre rapport aux couleurs est évidemment extrêmement codifié » confirme Jean-Gabriel Causse, qui n’a aucun mal à illustrer la chose. Si vous essayez, en France, de vendre du lait écrémé autrement qu’avec du blanc et du bleu, vous allez vous planter. Parce que vous allez perdre votre cible ». Cela n’interdit évidemment pas des  positionnements subtils, voire singuliers, à condition de mesurer les risques et d’adapter son approche en connaissance de cause. « Il est essentiel de bien connaître les gens et les univers pour lesquels on travaille » soulève en effet Marianne Guély, qui dit avoir parfois recours à des « couleurs du terroir très liées à des territoires géographiques très précis et identifiés », l’important étant bien de ne rien faire sans bonne raison. Car les goûts et les couleurs – qu’ils se discutent ou non – ne justifient qu’exceptionnellement des choix strictement arbitraires et c’est bien là qu’un échange constructif doit s’instituer entre le professionnel et son client, pour dépasser les clivages subjectifs j’aime/j’aime pas.

Le langage des couleurs permet le consensus

« Notre travail, c’est de convaincre » confirme d’ailleurs Jérôme Liniger, co-fondateur du Studio Irrésistible, agence conseil en communication visuelle, reprenant à son compte les célèbres propos de Steve Jobs suggérant qu’« un client ne sait pas toujours ce qu’il veut, avant d’avoir vu le produit ». Pour souligner qu’« il faut incarner le spirituel dans la couleur à la manière des Maîtres chinois de l’encre « immatérielle ». » Entre arguments techniques (précision colorimétrique, contrastes, lisibilité…) et débats de fond (image renvoyée, symboliques des couleurs, connaissance de la cible visée…), les tests multiples, c’est finalement souvent la force de conviction que porte la couleur elle-même qui fera consensus. « Les couleurs doivent faire surgir une entente, un équilibre, presque une évidence » estime en effet Marianne Guély, focalisée pour sa part sur le langage graphique et artistique. Or, peut-être y parviennent-elles parce que les couleurs ont cet étrange pouvoir de convoquer et fédérer dans un même élan les subjectivités des uns et des autres. Ce ne serait pas là le moindre de leurs atouts. Ni le seul, à vrai dire…

Yoan Rivière, Rédacteur en chef du magazine Acteurs de la filière graphique

Culture Papier #29 - p08-09

Paru dans le Magazine Culture Papier #29

Culture Papier #29 - p01